« Chercher dans la phrase ce qui peut être tordu, arqué, tendu, ce qui peut s'élever tout en restant ancré »
Bon,
d'après mes estimations les plus récentes, on est mardi, raison de
plus pour vous parler d'autre chose que des cendres de Michel Déon
ou de la mémoire de Charles Maurras, qu'ils se décomposent en paix,
c'est encore ce qu'ils ont de mieux à faire.
Je
vous avais entretenu il
y a peu d'un
livre de Perrine Le Querrec,
intitulé La Ritournelle,
publié par les éditions Lunatique
en
2017. L'année précédente (2016), l'auteure a publié L'Apparition,
et une fois de plus la magie précise et distancée de sa
prose-psalmodie nous fait partager une expérience physique, cette
fois-ci celle de l'extase.
On
est dans l'Ici-Bas, au pied des montagnes, dans un village-fosse « sans histoire où chacun va sans dire ». Trois fillettes –
Petra, Piera et Pierrette – se sentent appelées, elles quittent le
foyer, s'avancent sur les routes et, en proie à des visions, tombent
en extase, arquées par un état mystique d'une délicieuse violence.
Le livre raconte ces vertiges ouverts à la grâce, et les
conséquences qu'ils vont avoir sur la population – des pèlerinages
viennent contrarier la solitude de ces transports, on se presse
devant les petites saintes comme au cirque, tandis qu'à l'écart de
la meute, Létroit – le bossu du village, le fils de la réprouvée
– souffre de voir sa Piera happée par la concupiscence des
nouveaux dévots.
Ce
qui frappe à la lecture de L'Apparition, c'est la façon dont
Perrine Le Querrec réinvente à chaque page l'écriture de cet état
mystique, mélange d'épilepsie, de transverbération et de
jouissance. Elle a pris soin, bien sûr, de planter le décor, mais
non comme on peint un arrière-fond, préférant la notation
sensible, la chair des choses :
« A l'entrée des maisons, l'air criblé de moucherons. Les intérieurs jamais terminés, depuis des générations ils manquent. Suffit d'un toit et de quatre murs. Le reste peut attendre. Sur le pavage de grosses dalles chichement éclairées par de petites meurtrières, la table massive garnie de crasse, vieux meubles, calendrier des Postes, un grand coffre une armoire. »
Les
fillettes ont droit chacune à un chapitre d'exposition, on entre
dans l'espace fragile de leurs pensées, de leurs rêves, on touche
du doigt leur résistance au milieu (« A la maison la viande
qu'ils me donnent à manger je la refuse. Et le mariage qu'ils
grognent à gorge basse. »). Puis viennent, enfin, les visions
mystiques :
« L'Apparition monte dans la gorge monte au cerveau troue les narines déterre le rêve. Aller plus loin, plus loin. Le cou avec des os nouveaux comme un arc renversé, l'Apparition montre encore en elle gonfle sous la peau retourne tout ça, les petits corps les petites montagnes le petit village les petites gens, elle arrive la Superbe, la Reine, elle explose, torrent d'écume, de mots neufs d'œil révulsé les os craquent en tous sens, les enfants les trois enfants retournées sur la terre, montagne à leur tour. »
On
le comprend, ce qui intéresse Perrine Le Querrec, c'est non pas
décrire l'extase, mais inscrire l'extase dans l'écriture, et ce au
plus près, en collant au corps, dans le concret de son décollement
au réel. Chercher dans la phrase ce qui peut être tordu, arqué,
tendu, ce qui peut s'élever tout en restant ancré. Décaler la
cadence. L'auteure travaille en sculpteure, maniant l'air et le
granit avec le même élan. Médiums d'aucun message hormis celui de
l'affranchissement, les « trois frêles » finissent par
incarner un son pur que tentent de recouvrir et brouiller la nuée
parasite des curieux. La masse orchestrale des croyants – la
fanfare dévote – s'oppose alors au trio épuré – cordes et
vents, comme muscles et souffles. L'apparition est avant tout une
partition. Splendidement jouée.
Commentaires
Enregistrer un commentaire