« Sans attaches, sans déclinaisons ni grammaire, on s’entend, on se comprend »

Traversée du bruit du temps

Après les formidables Souliers rouges, Marie Frering publie chez Lunatique un recueil de nouvelles aussi délicat et prégnant que le Papillon sur papier brûlé de Patrick Neu qui orne la couverture.

Ouvrage porté par un délicat entrelacs de voix, de descriptions, de couleurs, dévisagés, de timbres de voix, de langues, l’heure du poltron repose sur ses scansions, son rythme, sa musique. Comme si le recueil de nouvelles tissé par Marie Frering, transfigurait les existences, les époques, sa documentation précieuse, ses références littéraires mais aussi picturales et musicales dans le mouvement même de l’écriture.
Une nouvelle fois Marie Frering fait entendre des voix qu’elle aime. Autant de sentinelles qui luisent dans un Nocturne anversois – pour reprendre le titre de l’une des dix nouvelles. Suspendu hors des pages de Verhaeren et des figures de Rubens, dans l’écho du français, du flamand mâtiné de l’accent anversois, Cornélius franchit les frontières du réel, empoigne Frans, personnage de papier. Fiction et réalité chavirent afin de sonder l’âme humaine dans ce qu’elle a de plus secret et de plus impénétrable. De plus héroïque et lâche, et les deux à la fois quand la guerre tonne.
Au-delà de l’ancrage historique ou géographique, le recueil tire un fil essentiel celui de la langue. Qui se métaphorise dès la première phrase, la première image de la Renarde qui tricote. Inspirée par Christine Lavant dont les poèmes nous sont parvenus grâce à la publication de Thomas Bernhard en 1987, la nouvelle avance vers son dénouement tragique.
Visitée par leur irréfragable tonalité de l’âme, Marie Frering restitue la musique de ces vies ordinaires. Puisant à ses souvenirs, en retraçant Le cercle ensorcelé de Prague du Rideau de fer, elle figure Clément en quête du mystérieux photographe F.Z. Il y a chez Marie Frering, des sédimentations, des choses sous le manteau, des hommages à peine déguisés que le lecteur déchiffre à l’envie.
Traversant le bruit du temps, comme le fit Ossip Mandelstam, la nouvelliste éclaire d’une lumière nouvelle la Grande Guerre, le bombardement d’Hiroshima. C’est à travers les yeux de Duncan, écrivain britannique que l’enfer du premier conflit mondial s’anime. Il correspond avec John, l’ami américain qui s’occupe de la publication de ses écrits outre-atlantique. C’est à travers les yeux de Gozo, hibakusha victime irradiée par la bombe atomique, qu’est racontée la journée du 6 août 1945. Notre contemporaine, Lydie Habermeyer incarne la transfuge, motif récurrent des nouvelles. Tous les soirs, elle quitte Strasbourg pour Kehl, sans un regard pour le Rhin. « Kehl est devenue, écrit Marie Frering, un lit de strates, élastique et absorbant ». Quant à la vie de Strasbourg « elle s’enfonce dans un fauteuil cossu, passant alternativement de l’accoudoir de gauche à celui de droite. il faudrait de grandes clameurs pour vaincre son assoupissement. Elle somnole, front bétonné ».
Ce sont les machines à sous qui l’attirent. Turcs, serbes, bosniaques, russes, italiens, polonais, arméniens, bulgares, géorgiens, roumains, maghrébins... Avec ses comparses de jeu, elle parle « un sabir, sa nouvelle langue. Sans attaches, sans déclinaisons ni grammaire, on s’entend, on se comprend ».
VENERANDA PALADINO, Dernières Nouvelles d’Alsace, 27.01.2018



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