« Un livre, ça ne rêve pas. »

Vertécon, de Bernard Edelman


« Un livre, ça ne rêve pas. »
Elle ne bouge pas, mais son corps s’est raidi brusquement. Je la perds, pense-t-il. Les femmes se perdent sur un coup de dés mal lancé, comme elles se gagnent sur un coup bien lancé.
« Tu as sûrement raison, dit-il. Les livres se rêvent aussi. Et il ne peut s’empêcher d’ajouter : mais alors, que nous reste-t-il à nous autres, pauvres lecteurs, si les livres se passent de nous ? »
Il faut apprécier sa tentative de réconciliation, hélas ! elle arrive trop tard. Héléna s’est assise sur le lit. Elle allume posément une cigarette et le regarde comme si elle le voyait pour la première fois. Pire encore, elle le regarde comme si elle ne le voyait plus. Elle a pris l’attitude de la statue de la comtesse aux pieds nus, et il est frappé de la ressemblance.
« Pourquoi voudrais-tu qu’il nous reste quelque chose ? Tu parles comme un banquier. Tu comptes ta caisse à la n de la journée. Tu imagines Cervantes compter ses maravédis après chaque chapitre ? Celui qui compte ne sait pas aimer. »
Je n’y arriverais jamais avec elle, pense-t-il. Autant jouer à la roulette, à la bourse ou à pile ou face. Pile elle m’aime, face elle me hait. Il n’a pas tort au fond, puisqu’il vient de découvrir que l’amour est aléatoire, qu’il se rencontre au hasard et qu’il s’enfuit toujours au hasard. Et Héléna c’était peut-être la figure de l’amour même qu’on croise, un soir de demi-brume, la cigarette aux lèvres, les mains dans les poches, à la lueur blafarde des réverbères. Quoi qu’il en soit, ce bref dialogue a ouvert la faille que le destin attendait. Je veux dire que, dorénavant, il a le champ libre, il peut s’ébattre tranquillement car Héléna est reprise par ses rêves.
pp.167/168

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