Copinages éhontés


Le numéro 156 (juillet-août 2017) de la revue CQFD vient de paraître. Au programme, un copinage éhonté :
Les éditions Lunatique publient un inédit d’Yves Le Manach : Je suis une usine. On se précipite 

Pour nous faire pardonner, on vous propose un nouvel extrait à lire :
Ce n’est pas un parti pris systématique de sa part que d’arriver régulièrement en retard, les cellules les plus fatiguées de son corps le savent mieux que les autres. Il est fait de telle façon qu’il lui est impossible de se lever à une heure peu humaine pour le simple prétexte d’aller travailler. Pourtant il comprend bien que les nécessités de la production ne peuvent tenir compte de telles exigences. Où irait le capital si chacun en prenait à loisir avec les horaires ? Parfois, il souhaiterait arriver à l’heure plus souvent. Pas pour les besoins de la production, ni même pour se montrer à lui-même qu’il peut être capable de se lever, mais surtout pour échapper aux angoisses qui l’envahissent longtemps avant qu’il s’endorme. Ces retards le tourmentent tellement que, le soir, les portes de l’usine à peine franchies, la crainte di use de ne pas pou- voir se lever le lendemain s’installe en lui. Il a rarement une minute de répit. Le soir, après le raps, il achève le litre de vin à peine entamé pour essayer de noyer ses craintes dans les brumes d’une légère ivresse. L’ivresse le fait rêver en lui donnant une assurance artificielle qui l’envoie au lit beaucoup plus tard qu’il ne le faudrait. Mais, le simple fait de remonter la sonnerie du réveil fait disparaître son assurance et l’angoisse rejaillit, le tenant éveillé un long moment encore.
Le dimanche est le jour qu’il craint le plus, car dès le vendredi soir, et durant la journée et une bonne partie de la nuit du samedi, il accumule toutes sortes d’excès. La grasse matinée dominicale a à peine épongé la gueule de bois que déjà l’appréhension s’installe. Il doit se ménager et se préparer lentement à l’idée du lundi matin. Il va chercher deux litres de vin à l’épicerie qui reste ouverte et, s’installant devant la télé, il regarde les matchs de foot et la course du tiercé pour essayer de ne pas penser à l’horrible ennui qui se profile au bout du week-end. Il bouge le moins possible, respire du bord des lèvres et du bord des narines. Il ne rit pas, il ne chante pas. Toute sa concentration physique se tend malgré lui vers l’inexorable lundi matin.
C’est seulement quand le réveil sonne, quand son sommeil encore chargé de rêves est violé, qu’il trouve l’énergie et la conscience nécessaires pour envoyer promener l’usine et toutes ses servitudes et pour préférer quelques minutes supplémentaires de douceur à l’exactitude qui ferait de lui un ouvrier presque parfait. Ce moment de lucidité lève le voile sur un bout de réalité qu’il préfère écarter. À peine a-t-il posé le pied droit sur le lino qu’il oublie cet instant de courage clairvoyant et qu’aussitôt l’anxiété reprend ses droits et va grandissant à mesure que se rapproche le moment fatidique de pousser le carton numéroté dans la fente de la machine.
pp. 76/77

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