Perrine Le Querrec, écrivain, passe — un blog1,
une demi-douzaine d’éditeurs ; s’attelle-t-on à son dernier
écrit, aussitôt un autre paraît, sans qu’aucune de ces
publications, poèmes, pamphlet, romans et maintenant nouvelles,
donne jamais la sensation d’offrir à lire du déjà entendu.
Perrine Le Querrec est un furet.
Détache
de tes dents aiguisées la viande du désir sur l’os sec et dur,
contondant et mortel, d’une réalité qui te révulse (...)2
Le
petit animal insaisissable mord.
Ses
textes creusent dans toute réalité invivable des trous, des
tunnels, de quoi non pas tant retrouver le souffle que l’inventer,
rendre une respiration possible. Elle y avance posément et avec
rage, clouant ici et là au pilori des morceaux de discours non
pensés, du langage fossilisé qui tue. Sa proximité batailleuse
avec tout ce qui entrave l’emmène du côté des animaux, anormaux,
fous, enfermés, enfants... Surtout ne pas imaginer on ne sait quel
pathos célébrant paresseusement les marginalités qui passent. La
violence, dans son écriture, sait se tresser aux procédures de
l’enquête documentaire (c’est son métier) sans renoncer à
construire une fiction ; ainsi dans Jeanne L’étang,
qui suit son héroïne dans trois lieux successifs d’enfermement —
maison familiale, maison des folles, maison close — et l’y voit
chaque fois apprivoiser autant des langues que des espaces, le roman
déployant lui-même une structure annulaire où les titres des
parties se répondent deux à deux de façon à enclore, en leur
milieu, précisément la MAISON CLOSE3.
Je
n’écris pas une histoire mais une langue, je n’écris pas une
situation mais une forme, je n’écris pas de personnages mais des
langages [...] : ainsi commence, et fonce impitoyablement,
cette façon d’art poétique intitulée « Miracle » que
Perrine Le Querrec glisse, entre deux de ses « petits contes de la
folie ordinaire »4,
dans un récent recueil5.
Des
nouvelles, donc6.
Sous un titre dont l’allure bonasse et légèrement ringarde est
démentie par la photo de couverture (sur un profil d’enfant, une
main d’adulte aux ongles vernis plaquée comme un masque, ou un
bâillon), six récits brefs aux fins répétitivement
catastrophiques. D’entrée de jeu, on peut se laisser prendre à
certains échos familiers ; cette figure de mère-adolescente
assouvissant sur sa progéniture une frustration toujours renaissante
n’est pas sans évoquer par le thème et le ton tel ou tel
prosateur américain, voire, plus près de nous, Annie Saumont,
grande auteur de nouvelles et qui en traduisit aussi certains, non
des moindres. Deux histoires (Foyer et This is the end)
semblent d’ailleurs exhiber cette parenté à travers une série
d’indices dont les noms ou prénoms des personnages ne sont que les
plus voyants. Plus largement, la peinture de milieux familiaux,
sociaux, géographiques extrêmement divers est l’une des forces de
ce recueil très ramassé. On note aussi le changement de point de
vue : si trois histoires donnent la parole à un « Je »
identifiable à un personnage coincé dans son enfance, deux autres
renversent la perspective en se centrant sur un adulte ; la
dernière nous embarque dans la tournée d’un trio de jeunes
animateurs itinérants partis vendre du rêve, entre sexe, danse et
publicité, sur une route évoquant la province franchouillarde des
années soixante. Mais dans ces micro-univers, qu’ils soient d’un
réalisme minutieusement grinçant (La tournée), dépouillés
jusqu’à l’os (de l’espace où se joue Foyer, on aura du
mal à trouver plus qu’une vitre, un sol et l’intérieur d’une
auto) ou empruntent avec ironie aux codes de la science-fiction (This
is the end), c’est toujours la même violence qui, très
longtemps tapie, éclate : celle de l’enfance contrariée
tabassée, niée ou juste invivable se blessant elle-même et,
parfois, contre-attaquant les géniteurs. Or la violence, ici, a
toujours affaire avec la langue.
Sans
relâche, Perrine Le Querrec décoche aux codes et aux clichés de
grandes et méthodiques taloches. Le titre de la nouvelle d’ouverture
Putain de ma mère ramasse ainsi une expression obvie, banale
injure devenue machinale, et par le changement d’un pronom, fait
entendre dans le DE une virtualité modifiée, meurtrière — enfant
objet, jusqu’à en mourir. Aucune sentimentalité là-dedans, toute
expérience est directement filtrée par le corps, sans métaphore
sinon obligée. On ne s’ennuie pas à la messe, elle fait vomir
(Fourmilière) et quand l’office se termine le bruit des
cloches ne fait pas peur, mais déclenche, avec la sortie des fidèles
endimanchés, en noir, un flot de fourmis persécuteur qui pousse à
la noyade. L’espace est facilement menaçant, les échelles sont
insensées : on est si petit qu’on est littéralement menacé
de disparaître — entre deux carreaux de faïence, ou aspirée par
la mère « comme un gros mouton ». Alors, de loin en loin, par
brefs éclairs libérateurs, on se prend à rêver d’un corps non
pas immatériel mais ayant éclaté ses limites, végétal, animal ou
autre, n’importe quoi d’autre qu’humain :
Je
ne suis plus là. Je ne suis plus dans mon corps [...], je suis loin
[...], je suis nue, je flotte dans un filet d’eau argent, je suis
en écailles, je suis en plumes dans un ciel sans obstacles, je suis
en poils dans la terre tout au fond, j’ai creusé, je suis
inatteignable, je suis absentée, je suis excusée, je ne reviendrai
pas, je ne reviendrai plus.
Et
les animaux ont — quand ils ne matérialisent pas, comme les
fourmis citées plus haut, une explosion de l’angoisse — avec
quelques éléments prélevés sur l’espace, surface de mur, écorce
d’arbre, vent, le rôle enviable d’adjuteurs, seuls alliés dans
une solitude sans remède.
Car
tu auras beau dire, tu auras beau faire, tu auras beau grandir,
mûrir, vieillir, pourrir, tu seras toujours cette enfant immobile
devant son assiette à terminer, la table désertée, la nuit
s’approchant lentement, la solitude grimpant comme du lierre sur
les murs de la cuisine.
Mais
il y a les furets.
Myrto
Gondicas
Phoenix,
mai 2016
1 L’
Entresort : entre-sort.blogspot.fr
2 Bec
& ongles (pampblet), Les Carnets du Dessert de Lune,
Bruxelles, 2011.
3 Jeanne
L’Étang, roman,
Bruit Blanc, Paris, 2013.
4 Comme
le dit son « anti-préfacier », Jean Marc Flahaut.
5 La
Patagonie, Les Carnets du Dessert de
Lune, Bruxelles,
2014.
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