« C’est une époque révolue, comme un chapitre de roman mielleux et irréel, lu d’une traite et puis voilà, c’est terminé. »

« La nuit entière, le ciel a crié de toutes ses forces à travers les arbres de la place donnant sur la ville, les pontons hissés sur la digue, de l’autre côté, et toutes les ailes de ces oiseaux de nuit qui volent sans répit jusqu’au petit matin. Tu n’as pas dormi et Béatrice non plus. Elle a gardé les yeux braqués sur le plafond, hypnotisée par la peinture blanchie. Elle a tenté de deviner, chaque minute, chaque seconde, où se cachaient ses propres blessures parmi les quelques fissures de la pièce, et s’imaginait, lorsqu’elle en apercevait une, quel mélange chimique aurait bien pu panser tout ce qui l’avait tuée ces derniers mois.
Elle a rêvé du Père, aussi, ce point d’ancrage mortel, là où tout commence, là où tout prend fin, non sans mélodrame puisque la femme est ainsi faite : dépendante tout entière et malgré elle de l’image paternelle. Elle s’est souvenu du sien, de père, qui portait des lunettes en écaille de tortue – c’est ce qu’il racontait – et qui aimait tant faire sauter ses cinq enfants sur ses genoux anguleux, aux côtés de son chat qui ne le quittait jamais. C’était encore le temps des patriarches, des hommes fiers et responsables, qui se levaient d’un bond bien avant la première lueur, tout habillé, rasé de près, parfumé de gâteaux concoctés par l’épouse dévouée. À la fois doué pour les affaires, mari fidèle et aimant, ce père avait toujours été soucieux d’élever au mieux ses petits. Béatrice vient d’une famille bourgeoise, contrairement au Père, et poursuit sa vie avec l’espoir étrange de revenir un jour à ce temps si précieux qu’est l’existence lorsqu’on ne manque de rien. Espoir étrange car, elle le sait bien au fond, ses deux enfants ne connaîtront jamais ça, c’est une époque révolue, comme un chapitre de roman mielleux et irréel, lu d’une traite et puis voilà, c’est terminé. »

pp. 57/58

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