« Béatrice, elle a la voix des trains qui partent tard le soir vers Saint-Lazare, ceux qui se transforment en filet d’argent passé la dernière maison »

Partie de Paris pour éviter le métro et les dégradés de gris, Charlotte Monégier vit dans une petite bourgade du Calvados, avec la Manche en face, des dunes autour, un chat sympa et presque rien d’autre. L’ermitage idéal pour créer des personnages.
Après avoir été publiée par différentes revues littéraires, elle a participé aux ouvrages collectifs des Éditions Antidata et de Stéphane Million Éditeur, comme nouvelliste. En 2011, son premier roman Elsa a peur de l’eau est paru aux éditions Kirographaires et, en 2013, certains de ses poèmes ont été publiés aux Éditions Flammarion. Petite Fille est son deuxième roman.


Petite Fille raconte les brèches de l’enfance, celles qui précipitent forcément vers l’âge adulte. L’histoire se déroule entre Paris et la Normandie, à travers les yeux d’une adolescente, bleus ou verts selon les circonstances.
Une chronique familiale, pleine de grâce et de poésie, qui s’inscrit dans un quotidien chancelant, saturé des arômes mêlés de cacao rassurant et de whiskey enivrant.

« De l’autre côté de ton monde, il y a Béatrice. C’est un peu toi, avec lui mélangée – lui, c’est Le Père, bien sûr –, mais en plus grande et en plus ferme. Béatrice, elle a la voix des trains qui partent tard le soir vers Saint-Lazare, ceux qui se transforment en filet d’argent passé la dernière maison, non loin de la station Pereire Levallois. Leur apparition est furtive, on ne connaît jamais vraiment leur destination. On sait juste qu’ils défilent lentement devant les habitants et les touristes, qu’ils fument beaucoup, au rythme régulier des rails tranchants, et qu’ils conservent derrière des vitres teintées des vies entières de déplacements. Un peu comme les jambes de Béatrice qui, bien que menues et peu musclées, arrivent toujours à porter le poids de son corps. Un corps rond, roux, fardé de grains de beauté, que Le Père appelait autrefois sa pouponnière d’étoiles.

Béatrice est seule, debout dans sa cuisine. Elle se dit qu’il y a des jours comme ça où dehors pèse tant qu’il serait préférable de contempler simplement le métro. L’abondance humaine, le contact et les yeux échangés – de loin. Observer sans approcher. Elle a les mains qui trempent dans un liquide chocolaté, sans pour autant oser le goûter – tout est trop brûlant pour elle, là-dedans. Les gouttes perlent au bord de ses iris, et ses paupières s’endurcissent comme un béton de sable et de gravillons. Dessous, le cœur reste là, flottant sur des rêves anciens qui ne mènent à rien, sauf peut-être à cette souffrance insoutenable que provoquent les choses révolues. Béatrice revoit maintenant la silhouette de son époux, ses bras armés de courbes amorphes, son nez aquilin et sa bouche en travers qui dit de belles choses, de si belles choses, sans jamais plus les entendre puisqu’elles n’existent plus.

Ses lèvres tremblent un peu. Une larme tombe dans le chocolat. »
p. 15/16
Photo de couverture : Stanislas Varin-Bernier

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